[Vitrine du Cameroun] – Christian Otchia, Ph.D, originaire de la République démocratique du Congo (RDC) basé au Japon où il enseigne l’économie de développement à l’université de Nagoya depuis 10 ans, partage l’expérience « réussie » du Japon en matière d’innovation et propose des leviers à actionner (notamment des mémorandums d’entente et/ou alliances stratégiques avec les universités japonaises) pour tirer avantage de l’expertise nippone.
Avec l’expérience de 10 ans que vous cumulez déjà à l’université de Nagoya au Japon, quelle est votre lecture de l’écosystème de l’innovation dans ce pays asiatique ?
Je travaille beaucoup sur les entreprises privées parce qu’au Japon les petites et moyennes entreprises (PME) sont le socle de l’économie. Le gouvernement met d’énormes moyens pour aider ces entreprises à grandir et à créer des effets d’entraînement vers d’autres secteurs. Par exemple, les secteurs du tourisme et de l’hôtellerie utilisent les technologies qui sont créées par l’industrie manufacturière ou l’agriculture. Il y a une synchronisation très forte. En termes d’initiatives pour soutenir les entreprises privées surtout en matière d’innovation, il y a un système établi qui est robuste.
D’une part, on a le ministère de l’Education dont le rôle est de générer l’innovation à travers les universités et les écoles techniques. Au Japon, on a les universités mais aussi les écoles techniques. Les écoles techniques sont de deux catégories : il y a les écoles professionnelles où les jeunes vont pour apprendre les métiers. Mais, il y a aussi les écoles techniques qui sont entre les universités et les écoles professionnelles.
C’est là où les jeunes apprennent à innover. Je vais donner un exemple simple : lors des Jeux olympiques au Japon en 2021, le gouvernement avait peur de la cybercriminalité. On a demandé aux jeunes aux jeunes d’innover en créant des logiciels qui vont permettre de contrer les pirateries qui pourraient se faire dans le système. Ce sont des écoles techniques où les jeunes ont entre 15 et 18 ans qui ont fait ce travail en termes de logiciels. Donc, on a ces trois systèmes (universités, écoles techniques et écoles professionnelles) où l’innovation est créée en général. De l’autre côté, il y a les entreprises.
Comment la synchronisation des interventions des pouvoirs publics et du secteur privé se matérialise concrètement ?
La coopération se fait de deux manières. La première manière : les entreprises font des demandes vers les ministères, en général vers le ministère de l’Industrie. Elles expriment leurs problèmes et leurs besoins en termes d’innovations dans tel ou tel domaine. Le ministère de l’Industrie recense ces requêtes et les transmet au ministère de l’Education qui les adresse à son tour aux universités et écoles techniques pour créer l’innovation. Ces deux ministères travaillent en étroite collaboration. Au milieu, il y a ce qu’on appelle le capital risque (les venture capital). S’il y a des innovations qui nécessitent beaucoup d’argent et que le gouvernement ne peut pas financer, ces ventures capitales cherchent des investissements pour aider à générer les innovations et à les commercialiser au niveau des entreprises.
L’innovation n’est pas gratuite en fait. On a des entreprises chargées de prendre les innovations, de les commercialiser et de créer des profits pour les inventeurs qui doivent survivre. Maintenant, quand l’innovation est faite, on doit apprendre aux gens à l’utiliser. En-deçà du système, il y a des Ong ou d’autres entreprises privées qui prennent l’innovation et vont vers d’autres entreprises pour leur présenter ce qui est disponible et comment l’utiliser pour augmenter leurs profits de 10 voire 20%. Ils montrent comment utiliser l’innovation. Et puis, il y a le mentorship des jeunes dans les entreprises où on leur montre comment l’innovation peut les aider à surmonter les problèmes auxquels ils font face.
D’autre part, parce que l’innovation coûte cher, il y a de grandes entreprises privées à l’instar de Toyota, qui donnent de l’argent pour financer l’innovation. Quand elles le font, en retour elles bénéficient de certaines mesures incitatives comme les abattements fiscaux, pour leur permettre d’investir dans le volet innovation. Au Japon, il y a un bureau de la Chambre de commerce au ministère de l’Industrie où les entrepreneurs vont travailler chaque jour et discute avec le ministre, pour leur présenter leurs problèmes.
On appelle cela le Kaizen (méthode d’amélioration continue qui part du principe que de petites améliorations progressives peuvent se traduire par des progrès notables, ndlr). Donc le Kaizen est un système qui a permis de résoudre les problèmes journalièrement petit à petit. Quand les entrepreneurs ont un problème, ils appellent la Chambre de commerce qui a un bureau au niveau du ministère de l’Industrie. Cette dernière analyse et va voir directement le ministre. Si on ne peut pas résoudre avec la technologie actuelle, on va vers le ministère de l’Education.
Autrement dit, le secteur privé japonais est fortement impliqué dans l’appui à la recherche-développement…
Exactement ! Il y a 50 ans, le secteur privé était très faible, parce qu’il n’avait pas beaucoup de moyens, ni de connaissances. A ce moment, c’est le ministère de l’Industrie qui était très fort et était impliqué 100% dans la recherche et travaillait avec le ministère de l’Education. Seulement, les agents du ministère de l’Industrie travaillaient en collaboration avec le secteur privé pour leur faire des formations en technologies, en informatique jusqu’à ce que le secteur privé est devenu capable d’orienter les efforts pour améliorer la technologie. Toyota par exemple a un grand centre d’innovation dans notre université qui est située dans la même ville que le siège de Toyota. Dans ce centre, il y a deux types d’enseignants : ceux qui sont engagés par le gouvernement et d’autres qui sont engagés par Toyota. Leur travail consiste à faire la technologie à l’université mais pour le compte de Toyota. Une fois les études achevées, leurs étudiants ont déjà un travail à Toyota.
Le modèle économique est déjà intégré. Parce que créer leur propre centre peut coûter cher, les entreprises mettent à disposition des laboratoires. Il y a des professeurs qui viennent pour 10 ans comme enseignants à l’université mais payés par Toyota. Mais quand ils finissent de maturer leurs projets, à l’instar des voitures hydrides qui ont été développées dans notre université, les professeurs sont rentrés à Toyota et y travaillent comme techniciens. Il y en a d’autres qui sont venus pour les batteries électriques. Donc on a un plan à long terme et sur cette base, on fait des efforts pour synchroniser tous les ministères et associer le secteur privé. Si le secteur privé est faible, il faut les capaciter, à travers par exemple les collaborations avec les autres pays pendant cinq ou dix ans. Quand ils deviendront forts et indépendants, ils vont diriger la recherche.
Peut-on avoir une idée des étudiants que vous avez déjà formé ?
Je suis enseignant en développement, donc je travaille sur l’industrialisation. Depuis 10 ans, j’ai déjà formé quatre docteurs et dix masters parce que je suis dans l’école doctorale. Parmi eux, il y a beaucoup d’Asiatiques étant donné qu’on est basé en Asie. Mais j’ai suivi un Ivoirien qui a fini son doctorat en septembre dernier, ainsi qu’un Béninois qui a aussi fini sa formation. Le Béninois a fait une analyse qui permet d’utiliser le satellite pour aider à prendre des décisions. Exemple : vous avez des produits que vous voulez aller vendre. Mais, vous ne connaissez pas la qualité des routes. Nous avons un système qui peut vous permettre de savoir quelles sont les routes à emprunter.
Pour les agriculteurs qui vont faire les champs, on peut leur donner des informations sur la météo, la qualité des sols. On peut même faire des prédictions sur les plantations et les rendements. L’étudiant béninois est déjà rentré dans son pays. C’est comme cela qu’on procède pour aider les jeunes. Notre université a des mémorandums d’entente avec plusieurs universités d’Asie. Malheureusement, nous n’en avons pas assez avec des universités africaines. On en a juste avec l’université de Nairobi (Kenya) et l’université d’agriculture et de technologie Jomo Kenyatta du Kenya, l’université de Stellenbosch en Afrique du Sud et au Maroc.
Que peuvent faire les universités d’Afrique centrale et de l’Est pour capitaliser une telle opportunité ?
Je suis venu ici pour parler avec les universités d’Afrique centrale et de l’Est sur la nécessité de chercher les mémorandums d’entente avec beaucoup d’universités japonaises, chinoises, thaïlandaises. L’avantage c’est que la plupart de ces universités ont de l’argent pour faire des recherches. Si on a un mémorandum d’entente, je vais leur dire par exemple que je vais au Cameroun pour utiliser ce budget pour la recherche. Mais comme je n’ai pas de collaborateur sur place, on va signer un MoU avec l’université de Yaoundé 2 par exemple. Là je vais venir ici pour faire des recherches et l’université de Yaoundé 2 va nous envoyer des professeurs et étudiants au Japon pour faire des recherches.
Cette démarche marche partout. Mais ici on ne le fait pas, peut-être parce qu’on n’a pas l’information. La meilleure procédure c’est de faire des mémorandums d’entente. Il y a beaucoup d’universités au Japon et en Chine qui veulent le faire. On a même des mémorandums tripartites qui peuvent impliquer les universités au Cameroun, au Japon et en Chine. Même avec les ministères et la Commission économique pour l’Afrique (CEA), on peut faire des mémorandums d’entente pour faire venir des chercheurs des pays membres, d’apprendre rapidement des connaissances. On pourrait maintenant voir comment impliquer les agences. Par exemple au Japon, on a l’agence Jetro (organisation japonaise du commerce extérieur et organisme para-gouvernemental pour la promotion des échanges et des investissements, ndlr) dont l’objectif est d’aider les entreprises japonaises à exporter et les entreprises étrangères à exporter au Japon.
On a un bureau en Afrique de l’Ouest qui peut aussi s’occuper de l’Afrique centrale. Sinon, on peut leur dire d’établir un bureau en Afrique centrale. Quand Jetro est là, il permet à ce que les entreprises japonaises aient les informations sur les marchés et de voir s’il y a des opportunités d’investissement. Le travail de ce genre de regroupement est de faire des études de marché pour identifier les problèmes et voir dans quelle mesure faire venir les investissements japonais dans nos pays. Si on a leurs bureaux ici, ils peuvent nous aider à amener la technologie rapidement. Pour inviter Jetro, on peut aller à l’ambassade pour entamer les procédures.
A vous entendre parler, l’on se rend compte que l’information manque le plus…
En réalité, il y a beaucoup d’opportunités. Au Japon, il y a des universités qui sont disponibles. Jetro est disponible parce qu’ils ont besoin de marchés et veulent créer des opportunités. Et puis il y a le secteur privé. Au Japon, on a l’association des entrepreneurs qui proposent des programmes de stage à l’endroit des jeunes des autres pays. Donc, on peut aussi créer des passerelles avec eux et les inviter à venir voir les opportunités directement.
Au-delà de ce partage d’expérience du Japon, qu’est-ce qui fait en sorte que le secteur privé en Afrique soit à la traîne ?
A mon avis, le secteur privé n’est pas assez éduqué. Pour cela, on doit d’abord leur donner l’information. Et parce qu’ils n’ont pas souvent assez de ressources, il revient aux gouvernements d’impulser la dynamique à travers les formations, la mise à disposition des moyens et la recherche des champions qui ont des effets d’entraînement. En général, chez nous, les champions sont les cousins du ministre, la tante du président, etc. Ils n’ont pas d’effet d’entraînement. Dans notre ville par exemple, si Toyota ne vend pas les voitures, nous souffrons.
En 2008 quand il y avait la crise financière, Toyota a été touché. J’ai vu beaucoup de compagnies fermer, parce que dans la ville, il n’y avait plus rien. La vérité c’est qu’on vit grâce à Toyota car il y a des effets d’entraînement. L’entreprise a besoin de boulons, de pneus, de bougies, etc. Bref, il y a toute une chaîne de valeurs autour de leur activité. Si je veux donner une proposition, je commencerais par le Kaizen pour résoudre les problèmes régulièrement. Quand il y a un problème, on peut créer un système rapide où les gens peuvent s’asseoir pour résoudre tel ou tel problème dans un secteur précis et qui doit s’en charger. Cette vision ponctuelle de résoudre les choses permet à ce que le Japon avance. Je pense qu’on peut copier cela. On l’a fait en Ethiopie où j’ai fait beaucoup de mes recherches. On a aidé le secteur privé avec les formations. Après, on les a connecté avec certaines entreprises japonaises qui voulaient venir en Ethiopie. Comme l’Ethiopie a du coton, les entreprises japonaises veulent fabriquer les vêtements pour revendre au Japon. Pour ce faire, on a entraîné les gens. Quand on avait un problème d’énergie par exemple, on s’asseyait pour adresser le problème. Avant, il y avait beaucoup de coupures d’énergie. Aujourd’hui, il n’y en a plus. A Addis-Abeba, s’il y a coupure, elle dure à peine 30 secondes. Autant dire que l’Etat écoute et fait des efforts. Ça a pris trois ans pour qu’on ait la solution. Mais, pour faire les papiers, il fallait attendre trois ou quatre jours. On s’est plaint, on a frappé des portes qui nous ont aidé à trouver la solution.
Quelles sont les actions durables à engager sur les court et long termes ?
Au finish, il faut mettre en place un système qui va résoudre le problème rapidement. A cet effet, on doit discuter avec le secteur privé, disposer d’un bureau des représentants des secteurs clés dans les ministères. Il s’agit des interlocuteurs. Sur le long terme, on doit d’abord injecter de l’argent. Ensuite, on doit améliorer la gestion, l’efficacité. Même si on augmente le budget, on n’arrive pas souvent au résultat escompté, parce que le système a un problème : la gouvernance. L’Etat doit établir la confiance et le secteur privé viendra. Deuxièmement : il faut former le secteur privé. Au fur et à mesure qu’ils ont la connaissance, ils pourront bien évidemment prendre la relève et inverser de plus en plus le schéma classique de la recherche-développement et l’innovation. Maintenant, si on a besoin des solutions à court terme, il faut des alliances stratégiques avec des universités et ces compagnies japonaises.
C’est très rapide ; Quand vous avez un MoU, l’année d’après les jeunes vont venir avec leurs projets. Comme ils ont déjà les laboratoires, ça va faciliter la transmission. La première étape dans la recherche c’est l’imitation. Les Chinois ont commencé par là. J’ai vu les expositions des jeunes et j’étais très impressionné. Il y a des couveuses qu’ils ont amélioré et des voitures qu’ils ont démonté et remonté. On appelle cela de l’intelligence. Mais, il faut gérer ces gens-là, faire des marketings pour qu’on ait des investisseurs qui viendront acheter tout cela. Plus l’investissement augmente, il faut que l’innovation qui est le produit soit réel pour résoudre les problèmes des entreprises.
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