[Vitrine du Cameroun] – Dr. Jean Luc Namegabe Mastaki, Directeur du Bureau sous-régional pour l’Afrique centrale de la Commission économique des Nations Unies pour l’Afrique (CEA), revient sur les grands sujets débattus lors du CIE 2024, tenu du 15 au 18 octobre 2024 à Yaoundé au Cameroun.
Sous l’égide de la CEA, la troisième session conjointe du CIE vient de se tenir à Yaoundé sur la recherche et innovation. Est-ce que ce n’est pas un euphémisme de parler d’innovation alors que le contexte actuel dans nos Etats est loin d’être favorable ?
C’est effectivement ces contextes où nous avons en face de nous beaucoup de défis, que ce soit des défis de productivité en agriculture, dans les secteurs de la santé, la mortalité infantile, materno-infantile, les défis liés au changement climatique, au difficile accès à l’énergie, c’est autant de choses qui poussent à ce qu’on cherche des solutions. Et l’innovation est une solution qui permet de faire face à un problème.
C’est beaucoup plus dans ce contexte difficile qu’on a besoin d’innover. D’ailleurs, les théoriciens de l’innovation parlent de l’innovation induite, c’est-à-dire que ce sont les contextes de dénouement, de difficulté qui encouragent à aller vers les innovations. On ne dira pas que nous sommes en train de réfléchir sur ce qui n’existe pas. Les innovations existent déjà. Il y a un certain nombre de problèmes.
Le système d’innovation chez nous comprend beaucoup d’acteurs : les chercheurs, les industriels, les politiciens, les laboratoires, les institutions de protection des droits de propriété, ainsi de suite. Tous ces acteurs ne sont pas très bien connectés. Nous faisons face à un système déconnecté où toutes ces innovations dont nous sommes en train de parler, finissent par rester en plein laboratoire parce que l’accès aux brevets et aux autres instruments de protection de la propriété intellectuelle est un problème pour les jeunes innovateurs. Mais aussi, les liens entre les innovateurs et l’industrie restent très faibles. Ça reste finalement des œuvres à petite échelle qui ne permettent pas d’impacter sur notre productivité.
Le deuxième défi est celui financement. Vous avez suivi cette belle session des jeunes innovateurs qui tous sont en train de dire à l’unisson qu’en raison des problèmes de financement, ils ne peuvent pas passer à l’échelle supérieure. Mais de quel genre de financements parlons-nous ? Les banques ne peuvent pas leur donner de financements parce qu’ils n’ont pas de passé commercial et n’ont pas de garanties à offrir.
Aussi le risque lié à la nouveauté lui-même ne permet pas qu’ils aient accès aux financements classiques. N’est-il pas temps de réfléchir sur des financements innovants comme le capital-risque par exemple ? Des financements innovants où l’Etat pourrait, en partenariat avec le secteur bancaire, créer des fonds de garantie qui permettent aux innovateurs d’avoir accès à des fonds pour qu’ils puissent évoluer. Au-delà de cela, n’est-il pas possible qu’à travers des partenariats industries-laboratoires-instituts de recherche, on puisse développer un procédé qui passe de la conception à l’implémentation et à la mise en échelle, pour que les innovateurs puissent passer à la phase entrepreneuriale ?
Il y a aussi des défis de gouvernance. Lorsque les innovateurs et inventeurs créent des produits, de nouveaux procédés, est-ce qu’ils sont protégés ?
Le rôle de l’Organisation africaine de la propriété intellectuelle (OAPI) par exemple est fondamental. Tant qu’on ne peut pas protéger un innovateur lui permettant de bénéficier de ce quasi-monopole pendant un temps qui lui permet de revenir sur ses charges et de rémunérer ses efforts, nous allons avoir des difficultés à retenir les innovateurs chez nous. C’est pour cela que vous voyez la question de la fuite des cerveaux qui revient en boucle. Comment faisons-nous pour que ceux qui inventent chez nous sont attirés et retenus sur place ? Il s’agit donc d’un débat sur le développement des capacités à innover, mais aussi protection des innovations, rétention de ces capacités chez nous et le lien de ces capacités avec l’industrie. C’est pour cela qu’on dit innovation pour la diversification économique. Diversification économique signifie industrialisation. On ne peut pas diversifier ni industrialiser s’il n’y a pas l’innovation.
N’avez-vous pas le sentiment qu’on parle d’un thème dont les enjeux ne sont pas encore maîtrisés ? C’est quoi l’innovation concrètement ?
En de termes simples, l’innovation c’est tout changement dans les procédés de production, qui permet par exemple de produire plus avec moins de facteurs, de produire mieux avec moins, d’augmenter la productivité, de protéger l’environnement dans un contexte de changement climatique, d’avoir accès à de nouveaux procédés de production. Cela se transmet à travers la recherche et le développement, mais aussi à travers l’apprentissage, c’est-à-dire le souci de bien faire de tous les jours.
Il existe la recherche et l’innovation issue du secteur public mais aussi du secteur privé. Dans les mondes développés, la grande partie de la recherche et développement est portée par le secteur privé. Chez nous, le secteur privé est encore embryonnaire. 90% des entreprises sont encore des petites et moyennes entreprises (PME) qui souvent n’ont pas un budget pour conduire la recherche-développement. Il faut donc trouver des mécanismes, faire des réflexions entre experts et hauts fonctionnaires mais aussi avec les capitaines d’industries pour voir comment est-ce qu’on peut faire face à ces écueils et permettre à la sous-région de produire des produits de façon compétitive.
L’un des objectifs de ces assises c’est d’inciter à l’action. Ets-ce qu’on peut donc espérer qu’il y ait des mesures incitatives à l’endroit des banques pour les encourager à accorder des financements aux PME ?
La réunion du CIE qui s’est déroulée au Cameroun est statutaire. Ces résolutions et recommandations sont destinées à la Conférence des ministres africains des Finances, de la Planification et du Développement économique. Cette conférence va se tenir d’un moment à l’autre. A travers ces discussions d’experts, nous transférons nos recommandations qui sont adoptés pas les ministres pour les amener vers les décisions de politique économique. Au-delà de cela, nous passons de plus en plus des idées que nous émettons ici vers des actions.
La première action est de favoriser le développement des zones économiques spéciales en Afrique. Nous mettons donc en place un cadre où les industriels peuvent venir se développer et nous accompagnons avec l’appui des banques panafricaines ce système d’innovation intégré à l’industrie, pour soutenir les innovateurs. Je vous donne un exemple concret : la CEA est en train d’accompagner le Cameroun dans le développement de la zone économique spéciale de transformation du bois à Bertoua à l’Est du Cameroun. A travers cette zone, nous voulons aider le Cameroun à passer de l’exportation du bois sous formes de grumes (sans beaucoup de valeur ajoutée) vers des maillons plus élevés de la chaîne de valeurs (meubles par exemple). Tout cela demande des innovations.
Que prévoit l’agenda de mise en œuvre de ce projet spécifique au Cameroun ?
En partenariat avec le ministère de l’Industrie, des Mines et du Développement technologique (Minmidt), il a été circonscrit un vaste espace sur lequel l’Etat va mettre en place les conditions nécessaires pour attirer l’investissement privé, étranger et local, pour que nous puissions avoir les majors de l’industrie du bois qui viennent au Cameroun.
Dans cet espace, l’Etat va faciliter l’accès aux infrastructures de classe mondiale, c’est-à-dire les routes, les chemins de fer, les vois de communication (Internet et suivants), l’énergie qui est capitale. Aussi, l’Etat va créer les arrangements institutionnels pour faciliter l’investissement. Le Minmidt a déjà fait les études de faisabilité qui sont finies. Aujourd’hui, l’Etat a mis à disposition plus de 1000 ha à Bertoua. La Magzi est en train de demander des hectares additionnels qu’on est en train de disponibiliser. On est maintenant dans le processus d’indemnisation. Il faut que les gens quittent la zone pour qu’on commence à travailler. Les perspectives d’emplois sont là. Il faut les intégrer et intégrer la zone à une école professionnelle pour former les gens afin qu’ils puissent y trouver du travail. Dans les pays comme le Rwanda, vous pouvez créer une entreprise en deux jours.
Lorsqu’on regarde dans certains pays d’Afrique centrale, nous sommes encore à des semaines pour créer une entreprise. La zone économique spéciale, à travers le mécanisme de guichet unique, on va favoriser l’implantation de ces entrepreneurs. L’innovation que nous voulons au cœur de ces zones économiques spéciales c’est qu’il y ait des centres d’excellence où il va être développé des possibilités d’innovation, des incubateurs d’innovateurs, où on va faire la recherche et le développement et en collaboration avec les PME qui sont autour de la zone. C’est une proposition concrète. Et cette zone économique spéciale, la CEA a accompagné le Cameroun à mobiliser la banque panafricaine Africa Finance Corporation pour venir l’accompagner. Nous sommes en train de faire la même chose pour la RDC avec Afreximbank. Nous essayons, tant que cela se peut, de mobiliser les banques et de les aligner par rapport aux agendas que nous avons.
Au-delà des aspects financiers, jusqu’à quel niveau le concours de la CEA est perceptible ?
Nous donnons aussi des conseils et des recommandations aux Etats en matière de politiques pour dire ce qu’il faut faire. Que ce soit les questions d’incitation fiscale par exemple, l’Etat pourrait des conditions comme le dégraissement d’impôts pour ceux qui innovent. Même envers les banques, l’Etat devrait avoir des politiques pour les amener à embrasser ces innovations. Donc nous sommes aussi bien au niveau des recommandations politiques à transférer chez nos ministres. La CEA a la coalition des Nations Unies mais aussi d’autres banques panafricaines et banques de développement pour faire avancer l’agenda. Et nous les suivons à travers l’année. On a mis en place la présidence de ce Comité qui est composé d’un président, d’un vice-président et d’un rapporteur qui ont la responsabilité de suivre la mise en œuvre des recommandations que nous avons sur toute l’année. Ils viendront rapporter l’année prochaine pour dire voici ce qui a été réalisé par rapport à ce qui a été recommandé.
Quand on parle d’incitations à l’entrepreneuriat et des mesures d’accompagnement du secteur privé, il y a un problème de gouvernance qui se pose au niveau de nos Etats. Est-ce que cette problématique a été adressée lors de vos réflexions ?
Avant, on appelait ce cadre de réflexion le Comité intergouvernemental des hauts fonctionnaires. C’était un cercle statutaire où nous parlions aux Etats membres. De plus en plus, on a innové pour ouvrir au secteur privé. Vous avez vu que même les jeunes entrepreneurs commencent à venir. Nous avons donc créé des canaux qui nous permettent de communiquer et d’écouter d’bord. On ne peut pas résoudre un problème tant qu’on n’a pas entendu les acteurs pour adapter la solution qu’on leur propose.
Les zones économiques spéciales dont nous parlions sont des entités pour lesquelles nous croyons que l’Etat a un rôle particulier à jouer : mettre en place un écosystème, créer des conditions de développement. Mais, les acteurs qui industrialisent c’est le secteur privé. C’est pour cela que vous avez vu le Groupement des entreprises du Cameroun (Gecam) prendre part aux échanges dans les panels. Nous avons les canaux à travers lesquels nous renforçons les capacités du secteur privé, mais nous l’accompagnons aussi par rapport à ce qui doit être fait. De plus en plus, nous voulons aller vers des partenariats pour l’action et rien de mieux que les partenariats public-privé (PPP).
Qu’est-ce qui justifie que les dépôts de brevets soient aussi timides en Afrique ?
Lorsque vous allez à Polytech Yaoundé, vous vous rendrez compte que les innovations sont là. Les jeunes font des choses extraordinaires. Mais, il y a tout un parcours, parfois des tracasseries pour arriver à un brevet. Parfois, il y a des coûts à payer pour obtenir un brevet. Or, les jeunes n’ont pas cet argent. C’est la première chose. La deuxième chose c’est le niveau de connaissance de la procédure de la recherche vers l’entrepreneuriat.
La plupart des chercheurs ne sont pas outillés en termes de compétences entrepreneuriales. Ce sont des passionnés qui arrivent à mi-chemin et ne savent pas aller au-delà des laboratoires. Ils ne savent pas comment protéger leurs inventions. A la fin, ils sont à la merci de toute sorte de concurrence déloyale. Troisièmement : lorsque la plupart des innovateurs viennent des facultés et des laboratoires de recherche, c’est un autre curriculum de formation qui forme sur les compétences techniques et non sur les compétences comportementales liées à l’entrepreneuriat, au droit ou à la protection.
C’est pour cela que beaucoup proposent qu’on développe des incubateurs qui sont des cadres permettant de mettre les innovateurs ensemble pour qu’on les accompagne, pour qu’on voit la maturation de leurs projets, le potentiel commercial de leurs projets et qu’on essaie de les connecter aux banques, aux procédures de protection de leurs droits de propriété intellectuelle. Mais, la plupart du temps c’est le coût des transactions pour accéder à ces brevets. En économie, les coûts ne sont pas seulement monétaires.
Ça peut être le temps, les démarches…et les entrepreneurs n’aiment pas ça. C’est pour cela que lorsqu’on vient de l’extérieur les chercher, ça devient facile de vendre et de partir. Si nous étions orientés vers l’innovation, la démarche serait d’aller vers les innovateurs et les coacher. La plateforme de collaboration entre les centres de recherche et les entreprises pourrait permettre de résoudre un certain nombre de problèmes.
Quelle est la philosophie de la CEA sur la question liée à l’empreinte carbone dans la dynamique d’industrialisation ?
A la CEA, nous disons que l’industrialisation que nous voulons doit réunir deux caractéristiques majeures : elle doit être verte et inclusive. Etre verte signifie qu’elle est moins polluante, c’est-à-dire inscrite dans la logique du net zéro. Etre verte signifie aussi qu’elle gère bien l’internationalisation des déchets, à travers l’économie circulaire. Ce qui signifie réduire la pollution de l’air, de la terre et des déchets. Et que le capital naturel que nous avons soit protégé. Parlant de l’industrie du bois à Bertoua, il nous faut avoir une industrie qui préserve notre massif forestier. Qu’on n’ait pas seulement des mécanismes de destruction mais aussi des mécanismes endogènes qui permettent d’assurer que nous sommes en solidarité avec les générations qui viennent. La deuxième caractéristique est l’inclusivité. Nous voulons une industrie qui crée de l’emploi.
Du point de vue économique, il est établi que l’industrie qui a l’empreinte emploi la plus élevée c’est l’industrie agroalimentaire. C’est celle qui est intégrée au secteur agricole. Il faut y investir. Pour qu’elle crée de l’emploi, il faut qu’elle ait endogénéisé les processus de développement des compétences. Souvent, nos industries se plaignent d’un manque de compétences. On est en train de les encourager à être des centres de développement des compétences qui offrent des possibilités de stages, de formation des PME.
Un autre élément d’inclusivité concerne les industries pro-femmes qui prennent en compte les besoins spécifiques de la femme comme employée, partenaire ainsi de suite. Tout en prenant en compte les besoins des populations défavorisées (cas des populations vivant avec un handicap). De plus en plus, les migrants, les réfugiés doivent avoir la possibilité de travailler. La CEA est une entité des Nations Unies et nous disons qu’il ne faut laisser personne de côté.
Grâce à des professionnels issus du monde des médias, des affaires et de la politique, mus par la volonté de fournir une information vraie, crédible et exploitable pour la valorisation de la destination Cameroun, Vitrine du Cameroun est devenu une plateforme de référence au Cameroun. Contacts : vitrineducameroun@gmail.com, ou via WhatsApp +86 16695017248